CHAPITRE XIV
Trois jours venaient de s’écouler depuis la prodigieuse contre-attaque bactériologique. Sur la planète Terre, la vie reprenait lentement son rythme habituel.
On ne pleurait pas les disparus, on les plaignait seulement. On ne les pleurait pas parce que, vraiment, il y avait eu trop de morts.
Chacun des survivants de la terrible agression s’estimait heureux de se retrouver sain et sauf. Il n’en demandait pas davantage.
En trois jours, le Monde reprit son aspect normal, ses habitudes. A vrai dire, rien ne laissait supposer qu’une guerre interplanétaire avait ravagé notre globe.
Mais le deuil était trop récent pour que l’on n’en parlât plus. Les Terriens, du reste, ne seraient pas près de l’oublier et ils racontaient à leurs petits enfants qu’un jour, par une belle journée du mois de juin…
— Comment vérifier si l’opération « Loreth » a complètement réussi ? L’anéantissement de notre agresseur peut être sujet à controverse, devant l’impossibilité d’identifier son cadavre. Car la mort, pas plus que la vie, ne lui rend sa visibilité.
Corry se pencha sur Spark-Avenue. Il sourit. Les trottoirs avaient retrouvé leur animation, la chaussée ses automobiles… Et la crainte ne se lisait même plus dans le regard de ces gens qui déambulaient avec une excessive tranquillité et une entière confiance dans les biologistes.
Corry ouvrit la porte du bureau de Maxwell.
Celui-ci fumait son éternel cigare. Ses traits détendus prouvaient que les soucis et la responsabilité étaient loin.
Maxwell avait récupéré son sommeil en retard. Son visage frais faisait plaisir à voir. Et Joan affichait le plus exquis sourire.
L’ambiance présentait un caractère familial et Mac-Corry, un instant, eut l’idée de refermer la porte et de se boucler dans son propre bureau. Il n’aimait pas jouer les intrus.
Mais Maxwell venait de l’apercevoir et il s’écria, en se dressant et en tendant la main :
— Bonjour, Corry, comment allez-vous ?
La pendule électrique, à cadran luminescent, indiquait le quart de neuf heures. Par la fenêtre ouverte, entrait un beau soleil d’été qui s’attardait en pastilles d’or sur les cheveux de Joan.
— Je… euh… Ça va. Bonjour, Maxwell. Bonjour, Joan.
— Good morning, M. Corry, fit la jeune fille avec un signe de tête.
Maxwell fronça les sourcils car il décelait, sur le visage de son chef, une expression d’anxiété. Du coup, sa jovialité tomba. Il en oublia de tirer sur son cigare.
— Vous n’avez pas l’air d’être bien en forme, Corry… Pourtant, vous devriez respirer la liberté à pleins poumons, après les jours sombres que nous avons passés. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Corry se laissa choir sans vigueur dans le vaste fauteuil de cuir rouge qui faisait face au bureau. Il grimaça.
— Voyez-vous, Maxwell, cette victoire trop facile me désarçonne… et m’inquiète. Je ne doute pas, certes, de l’efficacité de la bactérie « Loreth ». Mais il semble bien improbable que tous nos agresseurs aient été contaminés d’un seul coup. En définitive, cette mort « instantanée » me laisse perplexe.
Maxwell resta un moment sans répondre. Joan envoyait au diable le « grand patron » qui venait remettre dans « le bain » le pessimisme des jours passés.
— L’épidémie engendrée par la bactérie « Loreth » s’est déclarée brutalement chez notre ennemi. Celui-ci ne s’attendait pas à cette riposte et…
— Erreur, Maxwell, trancha Corry. Vous oubliez que nos agresseurs captent nos émissions et de ce fait, ils ont eu vent de l’arme bactériologique, créée dans nos laboratoires.
— Euh… enfin, si vous voulez, balbutia l’adjoint au district de Washington. Mais jusqu’au bout, ils ont dû se demander quelle bactérie on allait leur présenter. Comment voulez-vous, alors, qu’ils produisent un antibiotique ? L’épidémie s’est donc abattue chez notre ennemi et, tout de suite, a accompli ses ravages. Ceux-ci, sans être foudroyants, ont permis de désorganiser notre adversaire. Actuellement, j’ai la conviction qu’aucun de nos agresseurs n’a échappé à l’arme bactériologique.
Maxwell poussa la boîte de cigare vers son chef, d’un geste engageant. Corry refusa d’un signe. Il préféra une cigarette.
— Je n’affirmerais pas le contraire, Maxwell, puisque je n’ai aucune preuve. Mais devant l’imminence du danger qu’il courait, notre ennemi pouvait se mettre à l’abri, en regagnant sa planète d’origine. Or, aucune de nos trois stations cosmiques n’a signalé la présence d’engin quittant l’atmosphère terrestre.
— Nous en revenons toujours au même problème, Corry.
Comment diable l’envahisseur a-t-il débarqué sur notre sol ?
— Même en admettant résolue cette énigme… la bactérie « Loreth » a semé la mort parmi nos ennemis. A ce moment-là, des hommes invisibles se tenaient certainement dissimulés dans les immeubles, dans les rues, enfin un peu partout. Alors j’en arrive à me demander pourquoi l’on n’a découvert aucun cadavre, ou tout au moins pourquoi l’on n’a pas buté sur « quelque chose », puisque la mort ne rend pas la visibilité à notre adversaire. Avez-vous réfléchi à cela, Maxwell ?
Celui-ci hésita et sa bouche se tordit en un affreux rictus. Il fuma un instant en silence et dissimula son regard derrière un nuage de fumée.
— Eh bien ! à vrai dire non, Corry, je n’y avais pas pensé. C’est en effet curieux, mais non alarmant. Qui prouve que lorsque notre ennemi a su que nous déclenchions la contre-attaque, oui, qui prouve qu’il n’a pas retiré ses troupes des grands centres urbains ? Peut-être agonise-t-il sur un coin de notre planète, cherchant vainement à découvrir le mal qui le ronge…
Corry se dressa et essaya de se montrer souriant. Il appuya la paume de ses mains sur le bureau et pencha le buste en avant. Son regard plongea directement dans celui de son adjoint.
— Souhaitons-le, Maxwell, car si nous avions à supporter une seconde attaque, le choc serait terrible. Nous avons vu la panique gagner les peuples ? Nous verrions alors la démence s’emparer des esprits.
Le téléphone grésilla dans le bureau de Mac-Corry et celui-ci quitta Maxwell avec précipitation et inquiétude, comme quelqu’un qui a peur d’apprendre une mauvaise nouvelle.
En fait, dès que le policier eut porté le récepteur à son oreille, son visage changea d’expression. Son regard se durcit, devint féroce, comme s’il venait de recevoir un coup de fouet. Puis il pâlit et ses lèvres tremblèrent.
— Hein ?… Vous dites ? balbutia-t-il. C’est impossible, voyons ! Vous…
Corry laissa retomber le téléphone sur son support et se rua dans le bureau de Maxwell. Il y entra avec tant de précipitation que son arrivée produisit l’effet d’une bombe.
Son visage bouleversé annonçait déjà le malheur que sa bouche traduisit péniblement en paroles.
— Je… j’avais raison de me montrer sceptique, Maxwell. Los Angeles m’apprend que depuis un quart d’heure, l’agresseur invisible vient de se manifester dans la ville. Son attaque surprise a déjà fait des centaines de victimes. A peu près toutes les deux secondes, une victime disparaît !… C’est effroyable… Prenez les dispositions nécessaires. La lutte recommence. Moi je cours au centre biologique.
Corry sortit comme un fou, jetant le cri d’alarme, secouant les échines d’un long frisson d’épouvante. L’ennemi était de retour et frappait implacablement !
Joan enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.
— Mon Dieu, mon Dieu… Comment cela se fait-il ? Cette fois-ci, nous n’en réchapperons pas.
Maxwell arpentait son bureau en se mordant les lèvres. Il avait jeté son cigare et prenait conscience de ses nouvelles responsabilités. La trêve avait duré trois jours.
— Nos agresseurs ont dû découvrir rapidement un antibiotique. C’était trop beau pour être vrai. Heureusement, la plupart des barrages de fils électrocuteurs sont demeurés en place.
Il allongea la main vers le téléphone et donna des ordres.
*
* *
Lorsque Corry pénétra en trombe dans le laboratoire de Spricey et lui annonça brutalement la nouvelle, le visage du savant ne broncha pas.
Spricey conserva admirablement son calme. Il était penché sur un microscope et l’arrivée foudroyante de Corry ne l’arracha même pas à son travail.
Finalement, il releva la tête. Une tête au regard froid, au masque dur. Il fixa Corry avec insistance.
— Eh bien, grommela Corry, c’est tout l’effet que cela vous produit ? Vous entendez… l’ennemi attaque de nouveau !
— J’ai parfaitement entendu et il est inutile que vous fassiez autant de bruit. Depuis deux jours, Corry, j’attends la nouvelle ; et je me demande même pourquoi l’agresseur nous a donné une trêve.
Ces paroles, débitées sur un ton étrangement calme, eurent le don d’ahurir Corry. Le haut fonctionnaire se laissa tomber de tout son poids sur une chaise blanche.
— Quoi ? Vous… vous vous y attendiez ?
— Parfaitement, fit Spricey. Hélas, Loreth a cru tenir la victoire et lui aussi vient de s’apercevoir qu’il a agi avec trop de précipitation. Car nous savons, nous, les centres biologiques, pourquoi la bactérie « Loreth » n’a pas anéanti nos adversaires. Nous l’avons su vingt-quatre heures après sa création. Mais nous n’avons rien dit, Corry, d’abord pour laisser l’espoir subsister dans les foules, ensuite parce que nous-mêmes espérions un miracle. Mais le miracle ne s’est pas produit.
— Expliquez-moi, Spricey. Je… comment se fait-il ?…
— Oh ! C’est bien simple, fit le biologiste en s’approchant du microscope. Loreth a créé une bactérie inoffensive pour l’homme et que les leucocytes de nos ennemis ne digéraient pas. Du moins ce fut notre première impression. L’organisme de nos agresseurs était donc un terrain « favorable » à la propagation du microbe. Or, peu après que le bouillon bactéricide eut été ensemencé sur l’ensemble de la planète, j’ai eu l’idée, le premier, d’observer la goutte de sang préparée. Avec stupeur, j’ai vu que les bâtonnets noirs ne bougeaient plus et que les masses blanches, lentement, absorbaient les bâtonnets. Autrement dit, un instant surpris par la nouvelle bactérie, les leucocytes ont réagi en produisant des antitoxines. Celles-ci ont tué la bactérie « Loreth » et les globules blancs ont pu facilement, par la suite, absorber le microbe. Ce qui prouve que notre arme manque de virulence.
Corry se dressa. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il posa sa main sur l’épaule du biologiste.
— Cette première tentative est un échec, dit-il. Nous comptons sur vous, Spricey… Remettez-vous au travail, sinon nous sommes perdus…